* Les journées étaient brûlantes, baignées dans la chaleur langoureuse du printemps qui arrivait. Les rues de Sengoran étaient bordées de canaux regorgeant de grosses carpes rouge et or, et la ville chantait au rythme de ses eaux et de ses occupants. Mon état d'esprit n'était qu'un tumulte d'émotions qu'il me fallait contrôler. Je me surpris alors à vouloir explorer les contrées de l'autre rive, à vouloir vagabonder en solitaire. En effet, au loin, la nature, cachée, invisible m'appelait, prenait pour moi son allure fantastique de planète égarée dont j'étais le conquérant, une planète peuplée de personnages sortis de mon imagination, aux excentricités tout aussi innombrables que les exploits que je leur attribuais. Je fis alors le grand bond, et ce passage dans cet univers d'illusion me procura une joie intense, avec cependant un arrière-goût amer, et cette désagréable sensation de se tromper soi-même. Mais enfin, je me sentais différent, je me sentais mieux, comme si j'avais largué les amarres et que maintenant je flottais dans l'espace. C'était vraiment une sensation excitante, et bien meilleure que l'impression d'égarement que je ressentais auparavant. Je voyais les nouvelles feuilles vertes bourgeonner dans les halliers, et j'entendais le bois des châtaigniers s'animer du bourdonnement d'insectes en quête du pollen que recelaient leurs chatons dorés. J'admirais le jaillissement limpide du ruisseau longeant la route et les arbres qui se dressaient devant lui en une succession de chaînes parées d'un riche vêtement de printemps verdoyant auquel s'entrelaçait le motif cramoisi des azalées sauvages. Mais, tandis que le printemps se déployait sur ce paysage et que la terre tout entière débordait de vie, je me sentais en proie pour la deuxième fois à une inquiétude que je ne comprenais pas moi-même. J'aperçus un grand héron gris et blanc qui se tenait tranquillement sur un rocher. Il plongea son bec dans l'eau et se redressa en tenant prisonnière une petite créature gigotante. Puis il reprit son envol et disparut. Sous les derniers rayons du soleil, les murs blancs de la ville à la fois proche et lointaine se teintèrent de rose et d'or.
Ce fut alors la nuit, et avec elle les doutes que le jour camouflait. C'est à ce moment que je perçus le froid, la colère, la rigueur austère, le mal et la souffrance qui s'infiltraient dans les sinuosités des murs de la ville, des pores de la peau. C'étaient des arabesques menaçantes, au goût de ruines, de faim, de pleurs. Les hommes souffraient et les émotions qui m'avaient envahi auparavant avaient toutes disparu, à peine en avais-je le souvenir. Je fus accablé, un cri surgit de ma poitrine déchirant pour aller se perdre dans la noirceur du paysage putréfiant. Pour retrouver le temps connu jadis, la sensation que j'avais éprouvée de bien-être le plus total, je décidai d'être courageux et de me présenter en tant que bourgmestre, pour Sengoran.